XIII

Au cours de deux semaines d’un dur labeur, entrecoupées par de trop brèves périodes de repos, Green apprit le métier de gabier. S’il était toujours horrifié de devoir grimper dans le gréement, il avait découvert que le fait de se trouver si haut avait ses avantages. Cela lui offrait l’opportunité de faire quelques petits sommes, de temps en temps. Il existait plusieurs nids de pie où les hommes armés de mousquets allaient se poster durant les combats. Green se glissait dans l’un d’eux et s’endormait aussitôt. Son fils adoptif, Grizquetr, montait la garde et l’éveillait chaque fois que le chef des gabiers de misaine venait vers eux dans le gréement. Un après-midi, alors que Green était plongé dans un profond sommeil, le sifflement de Grizquetr l’éveilla en sursaut.

Cependant, son supérieur hiérarchique s’arrêta en cours de route pour sermonner un autre membre de l’équipage Green ne put retrouver le sommeil et il se mit à observer une harde de hoobers qui s’enfuyaient au triple galop en voyant approcher l’Oiseau de Fortune. Ces chevaux modèle réduit, magnifiques avec leurs robes orange, leurs crinières et leurs fanons blancs ou noirs, formaient parfois d’immenses hardes qui devaient compter des centaines de milliers de têtes. Ils étaient si rapides qu’ils évoquaient une mer agitée de têtes noires et de sabots luisants qui s’étendait presque jusqu’à l’horizon.

Et, sur cette planète, s’étendre jusqu’à l’horizon était vraiment quelque chose. Cette plaine était la plus plate que Green avait jamais vue. Il éprouvait des difficultés à admettre qu’elle pût se poursuivre d’une seule traite sur des milliers de kilomètres. Mais c’était pourtant le cas et, depuis son point d’observation élevé, son champ de vision englobait un immense cercle. C’était un paysage magnifique, bien que monotone. L’herbe elle-même était haute et drue, chaque brin avait environ soixante centimètres sur un millimètre et demi d’épaisseur. La prairie était d’un vert soutenu, plus vif que celui des prairies terrestres, presque luisant. Durant la saison des pluies, lui avait-on dit, le Xurdimur se couvrait d’innombrables petites fleurs blanches et rouges à la senteur agréable.

Alors que Green admirait le paysage, il découvrit une chose qui le laissa pantois.

Brusquement, comme si une énorme tondeuse avait été passée la veille en ce lieu, les hautes herbes cédaient la place à un gazon bien entretenu. A partir de ce point, l’herbe ne semblait avoir que deux ou trois centimètres de hauteur, et cette bande de pelouse avait au moins un kilomètre et demi de largeur, alors qu’en proue de l’Oiseau de Fortune elle s’étendait à perte de vue.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il au fils d’Amra, qui haussa épaules.

— Je ne sais pas. Les membres de l’équipage disent que c’est le wuru qui a fait ça, une bête aussi grosse qu’un vaisseau et qui ne sort que la nuit. Elle mange de l’herbe, mais elle a aussi mauvais tempérament qu’un chien sauvage et elle attaque et écrase les voiliers des plaines aussi facilement que s’ils étaient en carton.

— Et tu crois des choses pareilles ? demanda Green qui le dévisageait attentivement.

Grizquetr était un garçon intelligent en qui il espérait implanter des ferments de scepticisme. Peut-être cela donnerait-il un jour naissance à une science véritable ?

— J’ignore si cette version est vraie ou fausse. C’est possible, mais je n’ai encore rencontré personne qui ait vu un wuru. Et s’il ne sort que la nuit, où peut-il bien être pendant le jour ? Il n’existe pas dans le Xurdimur un seul trou suffisamment grand pour qu’il puisse s’y cacher.

— Très bien, approuva Green en souriant.

Empli de bonheur, Grizquetr lui retourna son sourire. Il vouait un véritable culte à son père adoptif et rayonnait devant la moindre marque d’affection ou le moindre compliment qu’il recevait de lui.

— Garde toujours l’esprit critique, ajouta Green. Ne crois rien et ne nie rien, tant que tu ne disposes pas de preuves solides, dans un sens ou dans l’autre. Et n’oublie pas que de nouveaux faits peuvent toujours être découverts, des preuves qui infirmeront les précédentes, même les plus fermement établies.

Son sourire se transforma en grimace.

— Je devrais quant à moi tenir également compte de mes conseils. Par exemple, fut un temps, je refusais catégoriquement de croire en l’existence de ce que j’ai actuellement sous les yeux. J’ai rejeté cela, prenant cette histoire pour une autre des fables inventées par ceux qui parcourent les vastes plaines. Mais je commence à me demander si ce ne serait pas effectivement l’œuvre d’un animal tel que ce wuru.

Ils restèrent silencieux un instant, alors qu’ils regardaient les hoobers prendre la fuite, s’éloignant comme les flots d’un fleuve orangé. Au-dessus de leurs têtes, les oiseaux tournoyaient, par centaines de milliers. Ils étaient eux aussi magnifiques, et encore plus colorés que les hoobers. Par instants, l’un d’eux se posait dans le gréement, dans une explosion de plumes éblouissantes et de chants mélodieux ou de piaillements rauques.

— Regarde ! s’exclama le jeune garçon. Un chat de prairie ! Il s’était dissimulé pour attraper un hoober, et à présent il a peur d’être piétiné par la harde.

Le regard de Green se porta dans la direction indiquée par le doigt de Grizquetr. Il vit le félin, aux longues pattes et à la robe rayée comme celle d’un tigre, bondir désespérément devant la marée de sabots grondants. Le chat de prairie était complètement cerné par les animaux orangés. Pendant que Green assistait à la scène, les côtés de la poche ainsi formée se refermèrent et le prédateur disparut à sa vue. S’il était encore en vie, ce ne pouvait être que grâce à un miracle.

— Grands dieux ! s’exclama brusquement Grizquetr.

— Que se passe-t-il ?

— A l’horizon ! Une voile ! Elle a la forme de Vings !

Les autres l’avaient également aperçue. Des cris s’élevèrent dans tout le bâtiment. Le clairon sonna le branle-bas de combat ; la voix de Miran qui hurlait ses ordres dans un mégaphone couvrit le vacarme ; et le chaos céda la place à l’ordre, comme tous les hommes gagnaient les postes de combat qui leur avaient été assignés. Les animaux et les enfants, ainsi que les femmes enceintes, furent conduits dans la cale. A l’aide d’un palan, les canonniers entreprirent de hisser sur le pont des barils de poudre. Des hommes armés de mousquets se disséminaient dans le gréement. Tous les gabiers se ruèrent vers les hauteurs pour prendre position. Étant donné que Green était déjà à son poste, il eut le loisir d’assister aux préparatifs du combat. Il vit Amra donner rapidement un baiser à chacun de ses enfants, s’assurer qu’ils étaient tous descendus à l’abri, puis entreprendre de déchirer des pièces de toile pour en faire des bandages pour les blessés et de la bourre pour les mousquets. A une occasion, elle releva le regard vers lui et lui adressa un geste de la main, avant de reprendre sa tâche. Green lui retourna son signe et fut sévèrement réprimandé par le chef des gabiers pour son indiscipline.

— Dès que tout cela sera terminé, vous me ferez un tour de garde supplémentaire, Green !

Le Terrien gémit et souhaita à cette vieille baderne de tomber et de se rompre le cou. Si son temps de sommeil devait être encore réduit...

La journée s’écoulait lentement, pendant que le vaisseau inconnu se rapprochait. Une autre voile apparut derrière la première, et la tension de l’équipage augmenta encore. A en juger aux apparences, ils étaient pris en chasse par des Vings. Ces derniers se déplaçaient presque toujours à deux vaisseaux. Et cette hypothèse était étayée par la forme des voiles, qui étaient plus étroites à la base qu’au sommet, de même que par la coque allongée et basse, aérodynamique, et les énormes roues.

Cependant, la discipline se relâcha alors quelque peu. Les animaux et les enfants furent autorisés à remonter sur le pont, et les femmes se mirent à préparer le repas. Même lorsque le vaisseau le plus rapide arriva suffisamment près pour qu’il fût possible de constater que les voiles étaient écarlates, confirmant ainsi leurs suppositions sur l’identité de leurs poursuivants, les hommes ne furent pas rappelés à leurs postes de combat. Miran estimait que la nuit tomberait avant que les Vings ne fussent à portée de canon.

— C’est à la fois ce que nous souhaitons et ce qu’ils redoutent, déclara-t-il comme il faisait les cent pas, en tripotant l’anneau de son nez et en cillant nerveusement de son œil unique. Une heure s’écoulera avant que la grande lune n’apparaisse. De plus, il semble que le temps va se couvrir. Regardez ! cria t-il à son second. Par Mennirox, n’est-ce pas un nuage que j’aperçois au nord-est ?

— Par tous les dieux, il le semble, en effet ! répondit le second qui ne voyait rien d’autre qu’un ciel limpide mais qui espérait, par cette confirmation, faire effectivement apparaître des nuages.

— Ah, Mennirox accorde toujours ses faveurs à son adorateur favori ! s’exclama Miran. « Celui qui t’aime prospérera ! » Livre des Dieux Authentiques, chapitre dix verset huit. Et Mennirox sait que je l’aime avec intérêts composés !

— Il lui serait difficile de ne pas le savoir, répondit le second. Mais quel est votre plan ?

— Dès que le dernier rayon de soleil aura totalement disparu à l’horizon, et que la silhouette de l’Oiseau de Fortune sera devenu absolument invisible, nous ferons de demi-tour et reviendrons nous placer sur le chemin des Vings. Nous savons qu’ils se tiendront relativement près l’un de l’autre, dans l’espoir de nous rattraper et nous prendre sous leurs feux croisés. Eh bien, nous allons leur en fournir l’occasion, mais nous serons loin avant qu’ils n’aient le temps de la saisir. Nous nous laisserons rattraper à la faveur de l’obscurité et nous ouvrirons le feu sur leurs deux bâtiments. Le temps qu’ils se ressaisissent et qu’ils ripostent, nous nous trouverons loin derrière eux. Et alors, poursuivit-il joyeusement, en se tapant sur la cuisse. Ils se canonneront probablement, chacun d’eux prenant l’autre pour nous ! Hoo, hoo, hoo !

— Espérons que Mennirox sera avec nous, déclara le second dont le visage était livide. Il va falloir calculer très juste, et avoir beaucoup de chance. Nous allons avancer sans visibilité. Ce n’est que lorsque nous serons pratiquement sur les Vings que nous les verrons, et si nous nous dirigeons droit sur un de leurs vaisseaux, il sera trop tard pour éviter la collision. Wharoom ! Smash ! Boum ! Nous serons perdus !

— C’est parfaitement exact. Cependant, nous sommes perdus de toute façon si nous ne tentons pas une manœuvre désespérée de ce genre. Ils nous rattraperont à l’aube, or leurs vaisseaux sont plus maniables et leur puissance de feu est bien supérieure à la nôtre. Je sais que nous combattrons comme des chats de prairie, mais nous serons finalement vaincus et vous savez ce que cela signifie. Les Vings ne font pas de prisonniers, sauf lorsqu’ils ont terminé leurs raids et qu’ils rentrent au port.

— Nous aurions dû accepter l’offre du duc et nous faire accompagner par une escorte de frégates, murmura le second. Un seul vaisseau de guerre aurait fait pencher la balance en notre faveur.

— Quoi ? Nous aurions perdu la moitié des profits que rapportera ce voyage, pour la simple raison que nous aurions dû payer à ce voleur de duc les services de son escorte. Seriez-vous devenu fou ?

— Si c’est le cas, je ne suis pas le seul, rétorqua le second en se détournant, afin que le capitaine ne pût entendre la réponse.

Cependant, le vent porta ses paroles aux timoniers, qui ne tardèrent pas à les répéter à qui voulaient les entendre. Cinq minutes plus tard, tout le vaisseau était au courant.

— D’accord, Miran est l’avarice personnifiée, reconnut l’équipage. Mais nous sommes ses proches, nous connaissons la valeur de chaque sou. Et si cet homme est le plus rapiat, n’est-il pas aussi le plus courageux ? Qui, hormis un capitaine du clan Effenycan, pourrait élaborer un tel stratagème et le mener à bien ? Et s’il est si avide, pourquoi n’hésite-t-il pas à risquer son voilier et son fret, sans parler de son précieux sang et de celui encore plus précieux de ses proches ? Non, Miran peut être borgne, obèse, coléreux et verbeux, mais c’est un homme qui s’accroche au gaillard d’avant. Frère, mets en perce un autre tonneau et levons nos verres au courage et à la cupidité du capitaine Miran, Maître-marchand.

Grazoot, le petit harpiste replet et efféminé, prit sa harpe et entama le chant préféré des Effenycans. Il racontait comment les membres de leur clan avaient quitté leurs montagnes pour descendre dans la plaine, une génération plus tôt. Comment ils s’étaient introduit subrepticement derrière le coupe-vent de la cité de Chutlzaj et avaient volé un grand voilier des plaines. Comment ils avaient ensuite vécu sur cette mer d’herbe, dans cet immense Xurdimur sans relief, et avaient navigué à bord du vaisseau volé jusqu’au jour où ce dernier avait été détruit, au cours d’un combat mené contre toute la flotte de Krinkansprunger. Comment les Effenycans étaient passés à l’abordage d’un vaisseau ennemi et avaient massacré tous les hommes, fait les femmes prisonnières, et étaient repartis avec ce bâtiment, en plein cœur de la flotte adverse. Comment ils avaient fait à ces femmes des enfants dont le sang était pour moitié effenycan et pour moitié krinkansprunger, ce qui expliquait pourquoi de nombreux membres de l’équipage avaient des yeux bleus. Comment ils possédaient à présent trois grands vaisseaux... ou tout au moins en avait possédé trois jusqu’à l’année précédente, lorsque, au cours du Mois du Chêne, les deux autres étaient partis pour des courses lointaines et n’étaient pas encore revenus. Comment ils le feraient un jour, rapportant d’étranges récits et des coffres débordant de joyaux. Et comment le clan roulait à présent sous les ordres de ce capitaine puissant, cupide, rusé et favorisé par la chance : Miran.

Quoi qu’on pût dire sur le compte de Grazoot, il était impossible de nier qu’il possédait une jolie voix de baryton. Green, qui écoutait cette dernière s’élever depuis le pont, loin au-dessous de lui, pouvait s’imaginer la grandeur, la déchéance, puis la nouvelle grandeur de ces gens, et il était à présent à même de comprendre la raison de leur arrogance, de leur ladrerie, de leur méfiance et de leur bravoure. En fait, s’il avait été originaire de cette planète, il n’aurait pu souhaiter une vie plus agréable, plus romantique, plus vagabonde que celle de membre de l’équipage d’un voilier des plaines. A condition, bien sûr, qu’il lui fût possible de dormir tout son saoul.

Le grondement d’un canon vint interrompre ses rêveries. Il releva les yeux pour voir un boulet apparaître à l’extrémité de sa trajectoire et passer en un éclair auprès de lui. Ce n’était certes pas suffisant pour pouvoir l’intimider, mais de le voir s’enfoncer dans le sol, à environ six mètres de la roue avant de tribord, lui fit prendre conscience des dommages que pourrait provoquer un seul de ces projectiles qui atteindrait son but.

Cependant, les Vings ne renouvelèrent pas l’expérience. Il s’agissait de pirates prudents qui avaient mieux à faire que de gâcher leurs munitions. Sans doute espéraient-ils semer la panique parmi les marchands et les inciter à riposter frénétiquement, en gaspillant ainsi inutilement leur poudre. Inutilement, étant donné que le soleil se couchait et que dans quelques minutes le crépuscule cèderait la place à la nuit noire. Miran ne prit même pas la peine d’ordonner à ses hommes de ne pas riposter, étant donné que ces derniers n’auraient jamais osé tirer avant qu’il en donnât l’ordre. Au lieu de cela, il leur répéta qu’aucune lumière ne devrait être visible et qu’il fallait descendre les enfants dans la cale et les empêcher de faire du bruit. Il était indispensable de garder le plus complet des silences.

Puis, après avoir jeté un dernier regard à la position occupée par les vaisseaux pirates que l’obscurité faisait rapidement disparaître, il fit une estimation du cap à suivre et de la force du vent. Ce dernier n’avait pas changé depuis le jour où ils avaient déployé les voiles : un bon vent arrière venant de l’est qui les propulsait à dix-huit miles à l’heure.

Miran s’adressa à voix basse à son second et aux autres officiers qui disparurent au sein de l’obscurité qui s’était abattue sur les ponts. Ils donnaient des ordres, non en hurlant comme de coutume dans leurs mégaphones, mais par des murmures et des contacts. Miran se tenait sur le gaillard d’avant, les pieds nus. Il était légèrement accroupi et donnait l’impression de percevoir les mouvements des hommes invisibles par les vibrations que leurs activités transmettaient aux ponts, aux espars et aux mâts, jusqu’à la plante de ses pieds. Miran était un centre nerveux auquel parvenaient les messages muets provenant de toutes les parties du corps de l’Oiseau de Fortune. Il semblait savoir avec précision ce qu’il faisait et, s’il hésitait ou doutait en raison de l’obscurité impénétrable régnant autour de lui, il n’en laissait rien voir aux hommes de barre. Sa voix, bien que feutrée, était énergique.

— Maintenez le cap... six, sept, huit, neuf, dix. Maintenant ! Barre à bâbord, toute ! Tenez là, tenez là !

Pour Green, qui était perché sur le plus haut espar du mât de misaine, ce demi-tour sembla être un acte épouvantable et contre nature. Il pouvait sentir la coque et, naturellement, le mât sur lequel il était juché, s’incliner de plus en plus, jusqu’au moment où son instinct lui annonça qu’ils allaient chavirer et qu’il serait projeté sur le sol. Cependant, son instinct était dans l’erreur, car bien qu’il fût persuadé que sa chute ne pouvait avoir de fin, le moment vint où le mouvement s’inversa et qu’il remonta vers sa position initiale. Il fut alors certain que sa descente, de l’autre côté, ne s’interromprait qu’une fois qu’il serait à terre.

Brusquement, les voiles faseyèrent. Le vaisseau avait atteint l’angle mort où le vent n’agissait plus sur elles. Puis, alors que le bâtiment continuait de rouler sur son élan, la voile s’enfla à nouveau avec, pour son ouïe hypersensible et tendue, un bruit de canonnade. Cette fois, les voiles prenaient le vent selon un angle qui était pour elles totalement inhabituel, droit debout, ce qui eut pour résultat de les enfler dans l’autre sens. Leurs parties centrales se collèrent aux mâts.

Le voilier s’immobilisa presque immédiatement. Le gréement gémit et les mâts eux-mêmes émirent des craquements inquiétants. Puis ils ployèrent en direction de la poupe pendant que les hommes qui s’y agrippaient au sein de l’obscurité juraient à voix basse et les étreignaient désespérément.

— Dieux ! s’exclama Green. Que fait-il ?

— Silence ! ordonna un homme qui se trouvait près de lui, et qui n’était autre que le chef des gabiers de misaine. Miran va repartir à reculons.

Green hoqueta. Mais il ne fit aucun commentaire et tenta de s’imaginer à quoi devait ressembler l’Oiseau de Fortune, regrettant que la nuit l’empêchât de voir le bâtiment. Il accorda toute sa sympathie aux hommes de barre qui devraient lutter contre tous leurs réflexes conditionnés. Il leur serait déjà suffisamment pénible d’essayer de naviguer sans visibilité entre deux vaisseaux, mais le faire en marche arrière ! Il leur faudrait mettre là barre à bâbord lorsque leur instinct leur hurlerait de la mettre à tribord, et vice versa ! Il ne faisait aucun doute que Miran en avait conscience et qu’il le leur rappellerait à chaque instant.

Green commença à comprendre ce qui se passait. A présent, l’Oiseau de Fortune avait repris son parcours précédent, mais à vitesse réduite en raison des voiles qui, s’enflant contre les mâts, offraient moins de surface au vent. En conséquence, les bâtiments des Vings devaient être sur le point de les rattraper, étant donné que le vaisseau marchand avait perdu beaucoup de terrain au cours de cette manœuvre. Dans une ou deux minutes les Vings arriveraient à leur hauteur, resteraient durant un court instant à leurs côtés, puis les dépasseraient.

A condition, naturellement, que Miran eût correctement calculé la vitesse ainsi que le cap, lors du demi-tour. Dans le cas contraire, ils pouvaient dès à présent s’attendre à entendre un craquement épouvantable en proue, lorsque cette dernière serait heurtée par celle d’un des vaisseaux des Vings.

— Oh, Booxotr, priait le chef des gabiers de misaine. Guide-nous correctement, sinon tu perdras ton admirateur le plus fervent, Miran.

Green se souvint alors que Booxotr était le dieu de Folie.

Brusquement, une main s’abattit sur l’épaule de Green. C’était celle de son chef.

— Vous ne les voyez pas ? dit-il doucement. Ils sont encore plus noirs que la nuit.

Green scruta l’obscurité. Était-ce le fruit de son imagination ou voyait-il vraiment une vague forme arriver sur sa droite ? Et autre chose, l’ombre d’une ombre, se déplacer sur sa gauche ? Mais que ce fût des voiliers ou des illusions, Miran devait les avoir vus également. Sa voix brisa la nuit.

— Canonniers, feu !

Ce fut brusquement comme si des lucioles dissimulées sur le pont avaient pris leur envol à son commandement. Sur toute la longueur des lisses, de petites lueurs apparurent. Green fut sidéré, bien qu’il sût que les mèches d’amadou avaient été dissimulées sous des paniers, afin que les Vings ne pussent les voir.

Puis ces lucioles se métamorphosèrent en vers luisants, comme les mèches s’enflammaient.

Il y eut un grand rugissement et le vaisseau fut ébranlé. Des démons de fer vomirent des flammes.

Sitôt après, les mousquets tirèrent, et de petites langues de feu jaillirent de tout le voilier des plaines. Green prenait part au mitraillage d’un des vaisseaux momentanément et faiblement révélés par la lueur des coups de canons.

Si l’obscurité revint, ce ne fut pas le cas du silence. Les hommes hurlaient des vivats, les ponts tremblaient alors que les lourds affûts de bois des canons étaient ramenés vers les sabords d’où le recul les avait chassés. Quant aux pirates, ils ne ripostaient pas à ce feu nourri. Pas encore. La surprise devait avoir été totale.

Miran cria un autre ordre, et les canons rugirent à nouveau.

Green, qui rechargeait son mousquet, découvrit qu’il luttait contre une certaine tendance à pencher vers la droite. Il lui fallut quelques secondes avant de pouvoir comprendre que l’Oiseau de Fortune changeait de cap, tout en continuant de rouler en arrière.

— Mais pourquoi vire-t-il ? cria Green.

— Imbécile, nous ne pouvons ferler les voiles, nous arrêter, puis déployer la voilure à nouveau. De plus, nous nous retrouverions exactement à notre point de départ en continuant de rouler en arrière. Nous devons faire demi-tour tant qu’il nous reste de l’élan, et quel meilleur moyen pour y parvenir que d’inverser notre première manœuvre ? Nous virerons jusqu’au moment où nous retrouverons notre cap initial.

Maintenant, Green comprenait la raison de cette manœuvre. Les Vings se trouvaient désormais au devant et ils couraient le risque d’entrer en collision avec eux. De plus, ils ne pourraient continuer de rouler en marche arrière toute la nuit. Ce qu’il fallait faire, à présent, c’était obliquer latéralement afin de se retrouver loin des pirates lorsque l’aube se lèverait.

A cet instant, une canonnade se produisit à bâbord. Si les hommes qui se trouvaient à bord de l’Oiseau de Fortune se retinrent de pousser des cris de joie, ce fut uniquement parce que Miran avait menacé d’abandonner dans la plaine tous ceux qui feraient quoi que ce soit pouvant révéler leur position. Cependant, ils ouvrirent tous la bouche pour rire en silence. Le plus habile des pièges de ce vieux loup de terre rusé, Miran, avait fonctionné à merveille. Ainsi qu’il l’avait espéré, les deux pirates, ignorant que le vaisseau marchand se trouvait à présent derrière eux, se canonnaient l’un l’autre.

— Laissons-les échanger des boulets jusqu’au moment où leurs vaisseaux voleront en l’air, gloussa le chef des gabiers de misaine. Ah, Miran, quel récit magnifique nous pourrons raconter dans les tavernes, une fois arrivés à bon port !

L'Odyssée Verte
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